CHAPITRE V
 

 

            Et vint la soirée fatidique de la Saint-Romanic. J’avais quitté mon service à 15 h 30 » comme tous les jours. Tout le personnel était instamment prié de participer au bal masqué moyennant une journée de congé supplémentaire à choisir selon le gré de chacun. Quand il le faut, M. Hassouf sait se montrer magnanime !

            Les syndicats avaient un peu râlé à propos de la soirée, demandant notamment d’où venaient les fonds destinés à cette fastueuse mascarade.

            Et le maître leur avait expliqué que l’hosto était à présent doté d’un budget « spécial animation ». D’autre part, les « Petits Papillons Bleus » ainsi que se nomment eux-mêmes les crapauds de sacristie qui tendent leur sébile en pleurnichant sur les marchés du département tous les dimanches matins, avaient versé un fonds de soutien pour que nos aînés « connaissent à nouveau la joie, ne fût-ce que l’espace d’une soirée »…

            Tu parles ! Les Papillons Bleus en question ne viennent jamais poser leurs délicates petites pattes sur les plaies purulentes, tout au long de l’année, mais ils sont prêts à venir faire les andouilles avec les vieux, devant la télé régionale, histoire de se caresser l’intellect, de se flatter le nombril, de se masturber la glande à  pitié, afin que repose en paix, sans vibrations intempestives, la purée gélatineuse qui leur fait office de Conscience. Avec un grand C.

             

            J’ai filé à Paris tout de suite, louer une voiture, une 204 blanche, que je suis allé garer dans une petite rue derrière l’hosto, près de la station-service qui est au bord de la nationale. Chez moi, j’ai fait le ménage, j’ai brûlé tous les papiers, toutes les photos. J’ai versé le sable du punching-ball dans le vide-ordures et j’ai poussé un petit roupillon.

            À 18 heures, le réveil a sonné. Le temps de casser une petite graine, de m’habiller, et j’ai claqué la porte de mon doux logis. Le bruit du bois sur le chambranle a résonné dans ma tête comme un coup de gong. Telle la chrysalide abandonnant son cocon (n’ayons pas peur des clichés !) Frédo-le-Minable, Frédo-le-Pousse-chariots prend son envol.

            Frédo fait peau neuve, braves gens ! Frédo en a sa claque de la grande bâtisse bleue ! Frédo en a ras le bol de la blouse blanche, Frédo en a ras le bol du lupanar à virus… Frédo dit merde à l’usine à souffrances, Frédo dit merde à la ruche à symptômes, Frédo dit merde et merde au carton de la pointeuse, à la mécanique du temps volé. Et, ce soir, Frédo sera riche !

            Devant la grande entrée, les insectes (Papillons Bleus) avaient installé un grand calicot où était inscrite cette belle maxime : « Vive la joie ».

            Un haut-parleur déversait une mélasse musetto-folklorique, ponctuée des « olé, anda » des chœurs de l’orchestre qui avaient commis ce disque innommable.

            Ah, pas de doute, c’était la fête. Beaucoup de gens étaient déjà déguisés, parmi les infirmiers. Ils déambulaient dans les couloirs, devant la réception, garnie de fleurs pour l’occasion. Ils se faisaient mutuellement admirer leur accoutrement.

            Max courait dans tous les sens, sapé en M. Loyal, agitant des feuilles de papier et des carnets numérotés, s’époumonant à appeler les responsables des brigades d’animation.

            Des livreurs de Suma se frayaient à grand-peine un chemin parmi tous ces tordus pour aller déposer leurs caisses de victuailles dans le gymnase. L’équipe de la télé régionale est arrivée, avec tout son attirail, se préparant aux prises de vues.

            Les pétasses à cornettes du couvent voisin butinaient de groupe en groupe, tout sourire, le cul-de-poule qui leur sert de bouche frémissant d’aise sous les gloussements aigus qui leur jaillissaient de la gorge. Glutin, déjà costumé, s’approcha de moi pour me chuchoter à l’oreille quelque borborygme graveleux dont le sujet cernait en gros le célèbre thème de la main des nonnes et de la culotte des zouaves.

            À marche forcée, les ascenseurs déglutissaient leurs chargements bariolés de défunts en sursis, vêtus pour la parade. Les vieux s’agglutinaient au fur et à mesure de leur arrivée dans le grand couloir qui mène au gymnase.

            La salle de la parafango était transformée en réserve à boissons et, à ce titre, farouchement gardée par le clan des Auvergnats. Blastaquet, déjà complètement bourré, tentait vainement d’inscrire sur un calepin crasseux le nombre de caisses de jus de fruits qu’apportaient les livreurs.

            Dans le feu de la panique, Louvrac alias Parkinson s’est pris un coup de cageot d’Orangina en plein pif et est allé valdinguer dans les câbles d’une caméra que deux types de la télé poussaient vers le lieu du spectacle.

            Pour bien faire, il a ensuite décidé de s’étaler de tout son long sur une table de petits fours que le traiteur s’échinait à glisser en fendant la foule vers les boxes de kiné, où devait se tenir le pot des médecins.

            Cette rencontre inopinée avec un matelas de crème pâtissière a enrichi de taches inspirées le tissu de sa combinaison d’Arlequin. Je suis allé le féliciter sans plus attendre pour l’astuce de cette trouvaille.

             

            Après avoir congratulé Parkinson, j’ai filé en ergo, enfiler mon costume. Devant la glace, je me suis tracé une grande balafre sur la joue, grâce à la colle-maquillage de Max. Avec une tronche pareille, j’aurais fait peur à Mesrine.

            Dans le couloir, je me suis retrouvé nez-à-nez avec un splendide brigadier de la Gendarmerie Nationale, qui n’était autre que Lepointre. Le malfrat et le pandore, peut-être allions-nous devenir le couple de la soirée ?

            — T’as garé la caisse ? m’a-t-il demandé.

            — Oui, oui, j’ai les clés, et le plein est fait. J’ai roulé un peu avec, cet aprèm’, histoire de l’avoir bien en main…

            — T’as bien fait ; et le reste du matos ?

            — Dans le coffre…

            — Avec le Luger ?

            — Affirmatif, Brrrigadier !

            — Fais pas l’andouille ! Bon, on ira le récupérer tout à l’heure, quand le cirque aura commencé. Tu vas voir, d’ici une ou deux plombes, ils vont tous plonger dans le délire. Personnne ne remarquera qu’on a disparu. Avec la panique que les sirènes vont déclencher, plus l’arrivée des lardus, y a pas de bile à se faire…

            Nous avons rejoint les fêtards massés devant la porte du gymnase, pour l’instant close. Glaodec avec sa soutane rouge paradait devant les rideaux masquant l’entrée de la salle des réjouissances aux curieux.

            Tout à coup, les portes se sont ouvertes et les convives se sont précipités sur les lieux de l’orgie. Glutin en tête, charioté par une opulente sœur qu’il s’était affectée d’office, à son usage exclusif.

            Quel décor féerique ! Guirlandes multicolores, chaînes d’ampoules clignotantes, neige artificielle, le tout sentant l’économie, le n’en-mettez-pas-trop. Le budget « animation » ne devait pas peser bien lourd.

             

            Dans le fond du gymnase étaient alignés les stands de bouffe, tenus par des infirmiers. Chaque malade avait un petit carnet à souches représentant des points qu’il devait remettre au tenancier de chaque stand. Pas de truandage possible : s’agissait pas de biaiser pour avoir une orange de plus…

            Les zorros gâteux, les cow-boys sexagénaires, les gladiateurs tremblants, les chevaliers fripés, les Indiens cacochymes se sont rués en boitillant vers les étalages de bouffe.

            Et allons-y la marmaille sénile, ne vous gênez pas, empiffrez-vous, oubliez vos diabètes, vos régimes, vos hypertensions, bouffez, bouffez, bouffez !

            À pleines mains, à pleins dentiers, avalez-les, les tartines de pâté prisu, goinfrez-vous-en, des babas au rhum congelés, c’est l’Assistance publique qui casque. Allez, allez, c’est la joie, buvez, bouffez, rotez ! On ne vit qu’une fois !

            Terrible et honteux tableau que celui de ces vieillards humiliés dans les rires. La colère nous a envahis d’une seule bouffée, la grosse colère sourde, celle qui casse tout. Nous nous sommes mutuellement calmés : nous devions rester sages, quoi qu’il advienne. J’ai souri d’un air niais à Glaodec qui me tendait une tartine de fromage de chèvre.

            *

 

            * *

 

            Quand les ventres flasques furent pleins, un certain silence se fit. D’un bond gracieux, Max bondit sur l’estrade pour répandre l’allégresse.

            Les aides-soignants de service ce soir-là amenèrent des chaises et des fauteuils pour que la joyeuse compagnie pose ses fesses ridées sur des sièges confortables à souhait afin de jouir au mieux du spectacle.

             

            Et tout d’abord, l’élection du couple roi de l’hosto. Approchez, mesdames et messieurs, qui est candidat ? Max hurlait dans son micro, rameutant sur l’estrade tout ce que l’hosto comporte dans le style crème d’andouille.

            — Couple numéro 1 : on les applaudit bien fort… Le cardinal et la bergère ! Monsieur ? Comment ? Oui, Glaodec ? Que faites-vous ici ? Surveillant de rééducation ? Il est surveillant de rééducation, on l’applaudit bien fort… !

            Les vieilles mains des vieux, à la paume usée par la pioche ou la serpillière maniée des années durant, crépitaient faiblement, tandis que les bouches édentées piaillaient des bravos ténus.

            Du côté personnel, c’était la grosse hilarité. Les joues cramoisies, Glaodec et Mlle Soquet chantaient en chœur la Java Bleue, celleu-qui-ensorcé-é-leu, et queu-l’on-on-dans’-les-yeux-dans-les-yeux.

            Tous les couples candidats sont montés sur l’estrade et en ont poussé une petite. Les types de la télé n’en croyaient pas leurs yeux ; forcément, quand on n’est pas prévenu…

            Après que tous les couples soient passés, la salle a voté à l’applaudimètre pour élire les plus cons. Glaodec et Mlle Soquet ont devancé tous les autres, sans problème.

            Ensuite, les artistes en catégorie individuelle. Glutin nous a interprété de sa voix chevrotante Les Gaulois sont dans la plaine et Mlle Blandeux a braillé ses sempiternelles Roses blanches. Et d’autres… Glutin a emporté le lot : un jeu de mille bornes. Il était content avec ça, tiens !

            On a eu droit, sitôt le radio-crochet terminé, à quelques dessins animés et à un spectacle de clowns, ce qui était superflu.

            Lepointre et moi, nous commencions à nous impatienter. Dans ma brigade, les gens tournaient dans les allées, entre les spectateurs, des bouteilles plein les bras.

            Budat nous a fait un numéro de magie, en loupant tous ses tours, mais tout le monde s’en foutait, c’est l’intention qui compte.

            M. Hassouf était aux anges. Cette soirée, quelle réussite ! N’est-ce pas, monseigneur ! Eh oui ! On a même vu l’évêque. Mais, quelque part sous sa mitre, il a dû entendre que l’Éternel n’appréciait pas le guignol, car il s’est éclipsé rapidement.

             

            1 h 30. Je regardais ma montre toutes les dix secondes. Le bal allait commencer.

            — Ta ra tsoin, youpi ! Salut les amis, c’est moi Tony Celtic et mes Rythmes qu’on va vous faire guincher ! Et c’est parti avec Fleur de Musette, not’ morceau favori !

            Un accordéon essoufflé, une vieille batterie percée plus une trompette pleine de rustines, il n’était pas piqué des vers, l’orchestre du bal masqué !

            Des costards à paillettes râpés, de la gomina sur les tifs, une technique instrumentale plus qu’approximative, Tony et ses sbires ne risquent pas de grimper bien haut dans le hit-parade. Leurs compétences relèvent plutôt de gala de 14 Juillet à Saint-Gouldas-des-Bousardiers !

             

            — Alors, Lepointre, tu crois pas que c’est l’heure d’aller chercher nos petites affaires ?

            — Patiente un peu, Frédo, ça commence tout juste à danser…

            Nous étions accoudés au bar, occupés à dévisager les danseurs en adressant des salut-ça-va à qui mieux mieux. Les lumières se sont tamisées, les vieux ont quitté la piste de danse, les travailleurs de la Santé (… S…) y sont entrés pour un slow hospitalier bien moite. L’accordéon de Tony en fumait de douleur, sous la main nerveuse de son maître. Dans les recoins de la pénombre, des mains arthritiques farfouillaient dans des dentelles flétries. Près de la crèche, sous le regard morne des santons, je vis même une bouche édentée prendre possession d’un cou goitreux. La tendresse tombait sur tout ce petit monde, enveloppant les corps souffrants de sa grande aile protectrice. Hospice and Love…

             

            22 h 15. Il y eut un ou deux tangos, trois slows et un fox-trot, ainsi qu’une danse du tapis. Glaodec est tombé en se prenant les pieds dans sa soutane, ce qui a beaucoup plu à l’assistance : le chef kiné sait briller en société.

            — Allez, Frédo, on va chercher le matériel.

            D’un pas tranquille, chacun par un côté de la piste, nous avons quitté le gymnase ; nous nous sommes retrouvés devant la radio.

            — Alors, p’tit gars, ça gaze ?

            — Oui, et toi, Lepointre ?

            Sans vouloir nous le montrer, nous ressentions tous deux la grosse barre de la peur au niveau de l’estomac. Le trac irrépressible. En nous donnant la main, nous nous sommes dirigés vers la sortie du bâtiment Sud, celle qui donne sur la petite entrée de l’hosto.

            L’air frais de la nuit nous a ragaillardis. Le silence nous a rassurés, bizarrement. Derrière nous, l’hosto dressait son énorme masse grise et un petit crachin glissait des nuages. Il pleuvait comme à regret.

            Nous avons levé les yeux vers la façade du bâtiment Nord. Là-haut, au troisième étage, vacillait la lumière de la veilleuse de la chambre de Mme d’Artilan. Le Dr Bantrek avait interdit qu’elle descende au gymnase, vu son état. On ne valse pas avec un col du fémur en bouillie. Et, de toute façon, elle n’aurait sans doute pas voulu s’éloigner de son magot.

            Sous la pluie qui se faisait plus insistante, nous avons pressé le pas jusqu’à la petite rue où j’avais garé la 204. Du coffre, j’ai retiré le grand sac de plastique contenant notre petit nécessaire à hold-up. J’avais pris soin d’enfiler des gants de soie avant de tripoter le sac. Et nous sommes revenus vers les flonflons du bal, sans échanger une parole.

            Nous avons déposé notre chargement dans le kiosque à journaux-épicerie qui se trouve près des bureaux de l’administration, coin totalement désert ce soir-là.

            La nuit, le kiosque reste ouvert, le type qui s’en occupe ne ferme que les placards. Puis nous avons regagné le gymnase.

            — Fredo, à partir de maintenant, on va se faire voir au maximum dans le bal. Tu vas inviter toutes les infirmières à danser et moi, je vais faire le singe à la buvette. Les gens garderont le souvenir bien net de notre présence. N’ayons surtout pas l’air de conspirateurs isolés. Le moment venu, faudra se tirer en douce. Quand on aura la mallette, tu pourras filer peinard et moi, je redescendrai jouer les curieux devant les flics. Laisse la mallette à la gare de Lyon, comme prévu, et reviens vite chez toi. Fais du bruit, je sais pas, moi, mets la musique à fond, fais semblant d’être bourré, que tes voisins te remarquent, au cas où on te demanderait comment t’as fini la soirée.

            — T’inquiète pas, je connais le scénario…

             

            Et la fête continuait. Olé ! Pas mal de vieux roupillaient dans les coins, avachis sur leur fauteuil. Le sol était jonché de papiers gras, de débris de gâteaux, de rognures de saucisson, de confetti et de serpentins. Malgré la désaffection des plus secoués, l’ambiance ne tournait pas à la morosité.

            Max avait tombé la veste, ainsi que Tony Celtic et ses Rythmes. De temps à autre, une sono branchée sur la stéréo personnelle de M. Hassouf venait les relayer dans leur dur travail.

            Des petits groupes s’étaient formés, dans les couloirs, autour de la buvette. L’endroit le plus animé était le bureau des kinésis où se tenait le pot des médecins.

            Le gratin de la maison dégustait les victuailles amenées par le traiteur. Plaisanteries salaces, chansons à boire, les carabins s’en donnaient à cœur joie. Picasseau semblait passablement éméché, ainsi que le Dr Bantrek.

             

            Il a fallu danser. Lepointre s’est fendu d’un tango-braqueur avec Mlle Bluquat, la psychologue. Moi, j’ai invité Mme Blandeux, ce qui n’était pas un cadeau ! Un paso-doble endiablé qui ne l’empêchait pas de fredonner ses éternelles Roses blanches.

            Tout de suite après, Mlle Soquet m’a sauté dessus, me traînant sur la piste, bien au centre, en m’enlaçant vigoureusement. Elle se déhanchait avec une langueur qui se voulait sensuelle, sur les accords poisseux de Stranger in the night.

            Elle murmurait à mon oreille « doubidou bidou » en frottant sa poitrine mafflue (oui, mafflue) contre mon torse, tandis que ses doigts, à la faveur de l’obscurité, me caressaient la nuque.

            Je sentais, dans mon crâne, souffler le vent de la panique ! J’allais crier, car elle me donnait à présent des poussées légères et ondulantes sur le bas-ventre, quand soudain, la musique s’est arrêtée : Parkinson venait de bousculer la platine.

             

            J’ai filé vite fait derrière un groupe de pépères réunis pour vider les fonds de verres qu’ils collectaient au hasard des tables désertées. De là, elle ne pouvait me voir.

            Elle s’est rabattue sur mon copain Taulet : ah ! désolé, ce n’était plus mon problème ! À 23 heures, j’ai rejoint Lepointre devant l’ergo : c’était parti !

            *

 

            * *

 

            J’avais laissé mes vêtements civils près du four à poterie, dans la salle d’ergothérapie. Silencieusement, j’ai poussé la porte sans que personne ne me voie entrer.

            Dans le noir, je me suis dirigé vers mes affaires. Se déshabiller dans la pénombre, c’est un exercice périlleux. En tâtonnant, j’ai retrouvé mon jean, mon pull, mes godasses, fait couler de l’eau du robinet, un mince filet, pour effacer ma cicatrice.

            Le visage bien net, je suis retourné à pas feutrés près de la porte, pour attendre Lepointre. Si quelqu’un d’autre que lui était entré, j’aurais pu me cacher derrière les bottes de rotin…

             

            Derrière la vitre, j’ai vu, quelques secondes plus tard, se détacher la silhouette massive de mon pote. Il a poussé la porte sans bruit. J’ai enfilé mon nouveau costume et collé le masque sur mon nez. Un malfrat et un gendarme avaient quitté le bal quelques instants plus tôt : sur l’uniforme de Lepointre et sur mes vêtements s’étalaient deux robes de moine, dotées de grands capuchons tombant très bas sur le visage.

            Le minois des deux ecclésiastiques était en outre dissimulé par des loups de soie noire. Impossible de distinguer leurs traits !

            On avait piqué tout ça à Max pendant les séances d’essayage. Les robes de bure avaient patienté en attendant le grand soir, chez moi, sagement pliées au fond d’un placard…

            Lepointre amis des gants, j’ai repris les miens au fond d’une poche. Il tenait à la main un sac contenant le Luger (non chargé), une hachette, un chalumeau de poche et un petit pain-de plastic ainsi qu’un détonateur qu’Armand nous avait fourni…

            Lepointre espérait faire céder les filins à la hache, mais si l’examen du placard où était enfermée la mallette démentait cette possibilité, il y aurait deux solutions de rechange : le chalumeau ou le plastic !

            Pour le vigile, de la douceur avant toute chose : une petite bombe de gaz incapacitant ainsi qu’une seringue de pentothal l’empêcheraient de se montrer gênant.

            C’était très faible en face de son revolver, bien sûr ! Mais, honnêtement, deux gugusses bourrés et déguisés en moines, qui vous offrent un coup à boire en passant dans le couloir, ça inspire la méfiance ? Dans cet hosto de fous ? Non… Il suffisait d’un instant de doute, que Lepointre puisse l’approcher, hop, la bombe et ensuite la piquouze… Dodo, le surhomme !

            Sans nous presser, nous nous sommes éloignés de la fête et de son vacarme. Personne, parmi les rares pékins qui traînaient dans les couloirs, ne faisait attention à nous. D’ailleurs, il s’agissait soit de vieux tocards gagas, soit d’infirmiers ronds. On commençait à coucher les pépés fatigués par la radieuse soirée.

            Nous avons pris le couloir du rez-de-chaussée, vers le bâtiment Nord. À la main, je tenais la bouteille de whisky dont j’allais proposer une rasade à l’homme de l’A.C.S.E. tandis que Lepointre lui balancerait une giclée de gaz dans les gencives.

            Au bâtiment Nord, nous avons fait une halte, pour téléphoner à nos amis du commissariat. Lepointre a glissé une pièce dans l’appareil, a composé le 17. Une bande magnétique a répondu, dans un premier temps.

            — Vous avez demandé la police, ne quittez pas, on va vous répondre. Vous avez demandé la police, ne quit-allô ? Oui ? J’écoute ?

            — Allô ? Venez vite, venez vite, un accident, un terrible accident ! Devant le supermarché, sur la nationale ! Un camion qui s’est renversé, il y a des morts, sans doute… Venez vite… !

            — Je note, je note, qui est à l’appareil ?

            — – Chez Loulou, le café en face du supermarché. Venez vite… Ouille, encore une voiture…

            Et Lepointre a raccroché. Nous allions traverser le couloir pour entrer dans l’ascenseur lorsqu’une voix provenant de la grande allée du bâtiment, nous dissuada de quitter notre cachette.

            L’hosto est impressionnant, la nuit, avec ses longs corridors blancs et bleus, faiblement éclairés par les néons blêmes des veilleuses.

            C’était une voix de femme, qui chantonnait doucement. La chanson envahissait le couloir, chassant le silence à peine troublé par le ronron des compteurs électriques. De l’endroit où nous étions, on ne pouvait nous voir, et Mme Clara nous dépassa, sans même soupçonner notre présence.

            Mme Clara, l’ancienne pute du Sébasto, la dame aux grands yeux tristes qui passe ses journées à l’ergothérapie, assise dans un coin, un peu en retrait. Mme Clara qui, des heures durant, tricote sans y croire ou feuillette de mauvais romans-photos.

            Jamais auparavant, je n’avais entendu le son de sa voix. Une voix douce et modulée, qui me surprit beaucoup. Une voix chaude et ronde, onctueuse et légère. Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres… Elle ne savait plus les paroles de la chanson, seulement la mélodie qu’elle fredonnait en faisant lalala.

            Des choses tendres, tu ne dois plus en entendre souvent, Mme Clara, entre les gueulantes de Glaodec et les râles de tes copines de chambre, la nuit. Les choses tendres et les gens qui parlent d’amour, tu y penses, pourtant, mal fagotée dans ta robe de chambre mauve, trop grande pour toi. La robe de chambre qu’ils t’ont donnée, quand tu es arrivée ici, à l’hosto. Ce costume de vieille malade qu’ils t’ont généreusement offert après avoir confisqué tes affaires, enfermées dans la petite valise de carton que garde la surveillante.

            Et ce soir, ils t’ont demandé de te déguiser, de faire semblant. Tu aurais pu choisir une robe de marquise ou un costume rigolo, mais non, tu t’es vêtue en Pierrot, toute blanche dans ton pyjama de satin avec de grands boutons noirs. Et tu t’es maquillée. Tu as retrouvé ces gestes de femme qui n’ont plus cours, ici, à l’hosto. Tu as recouvert ton visage de fond de teint, pour cacher tes rides, pour effacer les années passées sur le bitume du Sébasto.

            Tu danses lentement, en marchant seule dans cet immense couloir dont les portes s’ouvrent sur la mort. Tu tournes sur toi-même avec élégance, en faisant virevolter les manches amples de ta veste de Pierrot. Et de tes yeux coulent des larmes.

            Dans ce couloir sinistre, tu t’éloignes de moi qui me cache contre le mur. Tu ne m’as pas vu tu t’en vas comme un fantôme. Tu as disparu et je n’entends plus ta voix, Mme Clara.

             

            Après que Mme Clara eut disparu, nous avons traversé le couloir et appelé l’ascenseur. Les lourdes portes de fer se sont refermées sur nous. Les lourdes portes de fer qui, d’habitude, coincent allègrement les doigts fébriles des vieux ! Lepointre a pressé le bouton.

            De la chambre de Mme d’Artilan, on ne peut pas voir l’ascenseur. À chaque étage, celui-ci débouche sur une petite place qui coupe le couloir en deux. Les chambres s’étalent à droite et à gauche. Près de l’ascenseur, il y a les offices et le bureau des surveillantes.

            Personne : tout le monde était à la fête, et le standard des urgences avait été concentré à l’internat. Si un vieux sonnait, ça résonnait au rez-de-chaussée, d’où une brigade d’urgence se tenait prête à intervenir. À la troisième ou quatrième sonnerie, avaient convenu les internes de garde : pas question de se faire déranger un jour pareil pour un pipi-caca laborieux ou pour une cuillerée de sirop…

             

            Nous sommes entrés dans un office, pour nous préparer. Nous avons ajusté nos masques, pour ne rien laisser transparaître de nos trognes exaltées, vérifié que nos robes de bure tombaient bien bas sur nos godasses. Lepointre a enroulé le cordon du sac de plastique contenant le matériel autour de sa ceinture, ne conservant à la main que la bombe de gaz incapacitant, débouchée. Moi, je tenais la bouteille de whisky et, dans ma manche gauche, je dissimulais la seringue.

            Lepointre a appuyé à nouveau sur le bouton de l’ascenseur, pour que les portes claquent, comme si nous arrivions juste. Nous devions nous engager dans le couloir en entonnant le premier couplet de Les Gaulois sont dans la plaine, ainsi que Glutin nous en avait donné l’idée ; et en titubant, puisque nous étions censés être totalement ivres.

            Les portes ont claqué, nous avons pénétré de deux pas dans le couloir, en direction de la chambre 9, en braillant à pleins poumons :

            — Les Gaulois sont d…

            Nous n’avons pas eu le temps de finir le « d… ans… », car, dans le silence de la nuit hospitalière (mais très peu hospitalière… vous suivez ?), nous avons entendu le hululement des sirènes d’alarme…